Parc Bertrand – Clichés, potences et toboggans
Une plongée dans l’imaginaire romanesque du parc Bertrand…
Je vais peut-être rester
prudent-e.
Prudent-e
avant de formuler un jugement hâtif
que je pourrais regretter,
mais
à première vue,
contrairement aux deux parcs
que nous avons déjà traversés
avec ces récits –
le parc La Grange
et celui de l’Ariana –
ce parc-ci,
Bertrand,
est facile à comprendre,
facile à expliquer.
Pas de grand mystère,
pas de Celtes Allobroges
qui plantaient des menhirs,
pas de mystiques nazis
qui contemplaient les lieux avec les yeux en coeur
parce que
soi-disant
dans «Ariana»
il y a «aryen».
Rien de tout cela,
rien qu’un Alfred,
pour commencer.
Car il faut savoir que
Bertrand
était en fait le nom d’Alfred,
Alfred Bertrand,
dont nous allons commencer par lire la notice Wikipédia,
après nous être rapidement dépêtré-e-s d’une homonymie,
Alfred Bertrand (1913-1986), homme politique belge – pas lui,
Alfred Bertrand (né en 1919), joueur de football belge – pas lui non plus,
Alfred Bertrand (1856-1924), géographe et photographe suisse – bingo.
«Protestant convaincu, sportif, Bertrand réalise de très nombreux voyages à travers le monde (Himalaya, Cachemire, Malaisie, Chine, etc.), d’où il ramène une importante collection de photographies de monuments, paysages, ou ethnographiques.»
C’est ce que dit Wikipédia,
sans dire
toutefois
en vertu de quelle fortune
ce monsieur avait un parc.
Le site Web de l’Etat de Genève
appuie avec fougue,
si l’on peut dire,
sur le clou religieux:
«Alfred Bertrand eut dès sa jeunesse la passion des voyages et participa à plusieurs expéditions au Cachemire, à l’Himalaya et surtout au Zambèze où il s’enthousiasma pour l’œuvre des missionnaires protestants qu’il aida ensuite de toutes ses forces.»
Si l’on googlise Alfred
encore
pendant quelques instants,
on tombe vite sur un article daté 31 mai 2013
où la journaliste Caroline Stevan,
spécialiste de la photo au journal Le Temps
règle son compte au grand homme
en deux lignes de chapeau.
«Fortuné, Alfred Bertrand s’est rêvé en explorateur du globe. Convaincu de la supériorité des blancs et de la religion protestante, il est représentatif d’un racisme ordinaire à son époque.»
Le parc Bertrand exposait alors,
en 2013,
les photos de Bertrand
dans une exposition en plein air appelée
«Clichés exotiques, le tour du monde en photographie».
Reprenons l’article.
«Le propos? «Raconter comment l’Europe de la fin du XIXe siècle considérait le reste de la planète, note Lionel Gauthier, du Département de géographie de l’Université de Genève, l’un des commissaires. C’est un moment clé de notre rapport à l’autre et à l’ailleurs. Ces premières images, perçues comme la réalité, sont devenues nos références visuelles, cristallisant nombre de clichés qui perdurent aujourd’hui encore.» Entre les arbres du parc, ainsi, se dessine un monde peuplé de femmes voilées ou dénudées, d’hommes hirsutes, de sauvages bons ou mauvais qu’il faudrait civiliser.
Ces photographies servent, consciemment ou non, des desseins assez peu reluisants. Les bienfaits, ou la nécessité, de la colonisation comme de l’évangélisation, sont mis en avant par des portraits d’indigènes débraillés et de convertis élégants, par des images d’infrastructures occidentales en pleine brousse. La barbarie de l’étranger est mise en scène: Chinoises aux petits pieds, épisodes prétendument cannibales. La supériorité de l’Europe est invariablement citée. Des typologies d’êtres humains rappellent que l’existence de races inégales est alors bien ancrée dans les consciences.
Très souvent, les clichés résultent de mises en scène. Les protagonistes sont photographiés en studio, avec accessoires et décors peints. Des parties de chasse, de repas familiaux ou de justice expéditive sont reconstituées. Dans un autre genre, beaucoup de femmes sont représentées nues; parfois des prostituées payées pour cela. «Sous prétexte anthropologique, on réalisait des images érotiques. La petite tenue des modèles était justifiée par le climat du pays, leurs mœurs légères ou la nécessité de les mettre nues pour des mesures scientifiques.»
C’était donc cela,
la vie à la Bertrand.
Mais à part ces idées
et ces clichés
que Bertrand propagea,
«pour le reste, on ne sait pas grand-chose; les archives personnelles ont disparu».
On sait malgré tout qu’Alfred décède
en 1924
laissant une veuve
que les sites Web des institutions genevoises appellent encore
«Madame Alfred»
suivant l’épouvantable convenance de son époque à lui,
à Bertrand,
mais qui en fait avait bien un prénom,
Alice,
un nom,
Noerbel,
et une profession,
dirigeante de l’Union chrétienne de jeunes filles,
qui était l’équivalent français
et féminin
de ce qu’on appelle dans le monde anglophone
YMCA.
Et on a le droit d’être ravi-e-s en constatant,
Wikipédia à l’appui,
qu’Alice a une notice,
comme Alfred,
mais trois ou quatre fois plus longue que lui.
Bref:
Alice lègue le parc à la Ville
en deux étapes,
1933 et 1940,
avec la maison de maître
qui deviendra l’école que l’on connaît.
Bon.
Elargissons le champ,
explorons un peu
à la Bertrand,
prenons des clichés
de la vie indigène.
Autour d’Alfred,
voici Champel,
un quartier qui n’est pas n’importe lequel.
En quelques clics sur le réseau,
on atteint le mémoire de master d’une étudiante en développement territorial,
Oriane Montfort,
intitulé L’expérience sensible et quotidienne du parc urbain. Quatre parcs genevois parcourus, vécus, écoutés, photographiés, racontés et comparés: Bertrand, Beaulieu, Délices et Gourgas.
Oriane commence par présenter
en quelques phrases
le quartier de Champel:
«Proche de l’hypercentre, il est principalement composé de grands immeubles aux appartements luxueux et de villas. Ce dernier, malgré la construction de nombreux HLM depuis les années 60, est caractérisé par une population résidentielle plutôt aisée. Autrefois quartier maudit où l’on exécutait les condamnés à mort, il accueille les villas de riches familles dès la fin du XVIIIe siècle. Il s’agit d’un quartier plutôt calme, avec relativement peu de commerces et de bistrots, qui aujourd’hui est en pleine mutation, en raison de l’arrivée prochaine de la gare du CEVA. Cette nouvelle ligne de transport public sera desservie par la halte «Champel-Hôpital», l’un des cinq nouveaux arrêts, qui se situera sous le plateau.»
Minute.
On s’arrête un instant
pour se rassurer
sur cette affaire de
quartier maudit.
Avant de venir vers vous
avec ce texte,
la question épineuse des condamné-e-s à mort exécuté-e-s à Champel
a été soigneusement,
frénétiquement googlisée,
nous amenant à la découverte,
réconfortante et perturbante,
que oui,
«au Moyen Âge Champel était une région sauvage où se trouvaient les fourches patibulaires et lieux d’exécutions»,
mais non,
ce lieu,
qu’on appelait
«fourches de Champel»
ou «gibet de Champel»,
ce n’était pas dans le parc où nous nous trouvons,
c’était vers l’actuelle clinique de la Colline.
D’ailleurs,
non loin de là,
court aujourd’hui une rue appelée
«chemin Malombré»,
dont le nom,
selon une rumeur rapportée par le site notrehistoire.ch,
«se réfère au fait que jusqu’en 1750, c’est tout près de là, au lieu dit « Les fourches de Champel », qu’étaient exécutés les condamnés à mort. L’ombre des pendus se projetant au soleil couchant sur le chemin tout proche, ce dernier ne tarda pas à se voir attribuer par les curieux le nom de « mal ombré »».
Mais revenons à Oriane,
l’étudiante en développement territorial,
qui note
subtilement
que Bertrand n’est pas un parc qu’on traverse,
sauf à vélo
«à toute bombe tôt le matin et pareil lors de la sortie des bureaux»,
si l’on est des pendulaires à l’heure de pointe.
«Par contre, beaucoup s’y rendent dans le but d’y déambuler. La figure du flâneur est donc particulièrement présente dans le parc Bertrand. En effet, du fait de sa grande taille et de sa forme ovale, le parc est propice à la promenade. Cela vient aussi du fait que le parc est aménagé « à l’anglaise » ; c’est-à-dire qu’il est construit en différents espaces très hétérogènes, qui suscitent la surprise lors de la déambulation.»
Le flâneur
et sans doute la flâneuse aussi
de chez Bertrand,
apprend-on,
râlent volontiers.
«Ils sont très sensibles au changement dans la végétation (coupe d’arbres, de haies, etc.) et demandeurs: « on reçoit quotidiennement des plaintes de la part des personnes qui se promènent dans les parcs » me confie un des jardiniers, «ils savent toujours tout mieux que nous.»
Oriane conclut:
«Le parc Bertrand du fait de sa forme et de sa limitation peut être considéré comme une île. Les gens y viennent principalement pour se promener ou faire du jogging; le mouvement est donc circulaire.»
Autrement dit,
c’est un parc où l’on a tendance à tourner en rond,
comme nous,
d’ailleurs,
dans cette exploration.
Avançons,
donc.
Bertrand est un parc entourée de vies aisées,
qui sont en général des vies qui se racontent
par écrit
plus que des vies pas aisées.
On n’a donc pas trop de peine
à trouver des romans qui flânent dans le parc Bertrand.
Par exemple,
si l’on procède
du plus récent au plus ancien,
à reculons,
on trouve d’abord
Guillaume Rihs,
auteur genevois
qui publie en 2017 un roman intitulé Un exemple à suivre,
se déroulant dans une Genève future,
sans voitures,
autour de l’anniversaire d’un grand homme
mort un quart de siècle plus tôt
dans une baignoire,
grand homme qu’on célèbre
justement,
parce qu’il a libéré Genève des voitures,
ainsi que du son des cloches d’église.
Le grand homme s’appelle
Geronimo Jules.
Il a un ennemi,
qui lui survit
toujours
vingt-cinq ans plus tard,
appelé Georges de Gy,
octogénaire,
star d’Internet,
qui déambule quotidiennement à travers le parc Bertrand,
et qui lance depuis ce parc,
emmenée par un attelage de boeufs,
une manifestation de rue
qui est à la fois chrétienne,
nudiste
et avinée.
«Jean et Mélodie, tout jeunes mariés, la vingtaine, étaient, eux, au contraire, extatiques, car amateurs inconditionnels du vieil homme. Devenus très religieux quand leurs parents ne l’étaient plus, ils portaient chacun une croix qu’ils embrassaient continuellement. Bien avinés, ils s’y étaient mis dès onze heures, Mélodie prenait appui sur Jean et ils tenaient à peine debout. Ils s’allumèrent un joint. Leur émotion culminait. Ils partageaient les avis de Georges de Gy: on avait rendu l’école triste, la ville triste, la jeunesse comme la vieillesse accablées. Où donc avait filé la joie? La foule compacte et mobile les repoussait sur le côté et ils devaient se donner du mal pour garder le héraut en vue et entendre son discours, et plus rien ne paraissait tout à fait clair, la drogue et l’alcool, la foule et l’enthousiasme, la chaleur et le manque d’habitude rendant les sensations brumeuses. Ils grimpèrent sur une borne électrique, d’où ils respirèrent mieux.
(…)
La jeunesse qui suivait le char à travers Genève était hétéroclite. Certes, il y avait quelques Jean et Mélodie dans l’équipée, mais la majorité n’était pas venue pour autre chose que le plaisir de hurler et de s’attraper les uns les autres en sautillant. Eliott, Loïc et Léonard, par exemple, avaient découvert Georges de Gy sur Internet. Ils aimèrent bien ce personnage haut en couleur et, ayant entendu parler du défilé, ils n’auraient pas manqué ça, tout athées qu’ils se considèrent, pour la rigolade. Quand Georges de Gy invoqua le Seigneur, ils ricanèrent un peu, d’abord, mais ils durent admettre que le silence qui tomba sur le rond-point de Rive les impressionna, et malgré eux ils lâchèrent un « Amen » à la fin. Hier, ils assistaient à une course autour du lac; avant-hier, ils profitaient des caves ouvertes en campagne; la veille, ils se baignaient nus dans le Rhône. Aujourd’hui, ils célébraient la joie, Dieu et la tradition avec Georges de Gy, tous les jours en sirotant et fumant.»
Si l’on remonte ensuite un cran
dans le passé,
on tombe sur Monique Sabolo,
auteure née à Milan,
scolarisée à Genève et à Crans-Montana,
puis transplantée à Paris,
qui publie en 2013 un roman intitulé
Tout cela n’a rien à voir avec moi,
l’histoire d’un chagrin d’amour
racontée à la manière d’une enquête de police
ou d’un examen médico-légal,
avec un détachement
efficacement simulé.
«Monica s’adapta à sa nouvelle vie avec la souplesse et la bonne volonté propre aux enfants, en particulier aux enfants nés dans le péché. Quelques mois après son arrivée à Genève, elle parlait français et ne prononçait plus un seul mot d’italien, cette langue issue d’un monde qui n’existait plus, enseveli comme Pompéi sous les cendres et la sidération. Au mois d’août 1974, elle accueillit la naissance de son petit frère Fabrice avec une joie souveraine, et entra au jardin d’enfants en gambadant, comme si les terres inconnues ne constituaient pas un problème mais la réponse à une volonté d’émancipation revendiquée.
Au mois de novembre 1974, Monica monta sur un toboggan dans l’aire de jeu du parc Bertrand, et sous les yeux de sa mère, plongea la tête la première sur le béton. Elle se cassa le nez et afficha pendant plusieurs semaines un œdème géant qui mettait tout le monde mal à l’aise, ce qui ne l’empêchait pas de continuer de sourire, à la façon d’un politique soucieux avant tout du bien-être de ses administrés.
À partir de ce jour, elle se mit à fréquenter les urgences et le cabinet du pédiatre avec une régularité remarquable, comme si l’épisode du toboggan avait révélé un goût secret pour la chute et le vide. Elle tombait sans cesse, dans la rue, au parc, au jardin d’enfants, puis à l’école, un effondrement discret, silencieux, qui se distinguait néanmoins par une prouesse mécanique – elle plongeait la tête la première, sans jamais se protéger de ses mains. Une signature personnelle qui lui valait des stigmates spectaculaires, œufs de pigeon sur le front, œil au beurre noir, menton ensanglanté, joues balafrées, et, acmé acrobatique, un traumatisme crânien remporté en chutant d’un tricycle à l’arrêt. Elle pratiqua cet art subtil jusqu’en 1977, année où elle fut contrainte de prendre des cours de judo. Confrontée à monsieur Weber, un professeur suisse allemand qui ne rigolait pas avec la motricité, elle dut renoncer à exprimer sa créativité par la voie du trauma et, vaincue, décrocha sa ceinture jaune.»
Avec ce roman,
Monique Sabolo gagne le prix parisien de Flore
et une appréciable notoriété,
ce qui nous permet de dire,
que le parc Bertrand mène à tout,
peut-être.
Vient ensuite,
c’est-à-dire auparavant,
puisqu’on parcourt le temps à reculons,
le dénommé Drago Arsenijević,
ancien journaliste à la Tribune de Genève,
avec son roman Les négociateurs,
publié en 1999,
où un certain Aaron Nathan,
venu à Genève pour des tractations secrètes
après l’invasion du Liban par l’armée israélienne
en 1982,
sillonne le parc Bertrand pour sa promenade matinale
avec un garde du corps
qui est sur les dents,
comme il se doit.
On remonte encore.
1998,
Corinne Jaquet,
ancienne chroniqueuse judiciaire au journal La Suisse
publie Café-crime à Champel,
un polar
où l’on tue une femme handicapée au 11, avenue Léon-Gaud,
où l’on interpelle un suspect devant le parc Bertrand,
où la clé du mystère réside dans la mémoire d’une certaine Odette,
qui passe les après-midi à se promener dans ce parc.
1981,
Raymond Farquet,
publie Le Vagabond: récit-flashes.
Où on lit:
page 84: «J’ai traversé le parc Bertrand pour m’approcher des quartiers résidentiels où logent la plupart des psychiatres. Je regardais les arbres nus sur lesquels coulait la pluie. Un tronc me fascina, lisse, argenté qui lançait sa verge fraîche sur le gazon.»
Page 187: «C’était elle, sans doute, qui avait apparu derrière les arbres du parc Bertrand, quand j’essayais de classer mes angoisses avant de les nettoyer chez le psychiatre.»
On pourrait remonter encore,
ou bifurquer,
citer par exemple
un numéro de
Le Globe,
revue de la Société de géographie de Genève,
daté 1958 –
«Le putois approche parfois de l’agglomération urbaine puisqu’on en a trouvé des restes au Parc Bertrand (1935), au Petit-Saconnex (1936), aux Acacias (1939)» –
ou un rien plus loin dans le passé
revisiter l’époque
où l’on plantait des choux, des pommes de terre et des poireaux
dans le parc d’Alfred
pendant la guerre,
ou,
comme le rappelait,
à sa manière,
la Revue Militaire Suisse
en 1987,
«Le parc Bertrand se transforme en champ de tubercules sous les pelles hésitantes de distinguées Genevoises de l’Office du travail.»
Que conclure?
Qu’on s’est peut-être trompé-e-s,
que ce parc qui paraissait si simple
lové sur sa jolie rupture de pente,
créée par le retrait progressif de l’ancien glacier du Rhône,
il y a à peu près 20’000 ans
révèle en fait,
dès qu’on le gratte
des couches de mémoire piégées.
Mais on peut aussi choisir
de ne pas gratter,
d’accrocher plutôt son regard
à l’un des arbres rares qui poussent ici,
séquoia géant,
cèdre à encens,
pin noir d’Autriche,
sophora du Japon,
bouleau de l’Himalaya,
et de reporter le reste,
les condamné-e-s,
les crimes,
les tubercules de guerre,
les traumas du toboggan,
à une autre fois.