Parc DE la Grange, 2018 – Le Nord perdu de William Favre
Quatre auteur-e-s ont plongé – physiquement et/ou mentalement – dans quatre parcs genevois et ont converti leurs immersions en textes poétiques. Jean Firmann a été au parc La Grange, Philippe Constantin au parc de l’Ariana, Lorenzo Menoud au parc Bertrand, Silvia Härri au parc de la Perle du Lac Une proposition de l’association Poésie ambulante. Jean Firmann – Le Nord perdu de William Favre L’HISTOIRE est engageante de ce parc immense, puissant sauvage & très beau, même si la sottise appliquée des vivants prétendus, aujourd’hui plus que jamais le menace. Hier matin encore y marchant à petits pas aux côtés de mon chien libre noir assez grand nommé Brusse, j’ai goûté tant que lui la vivante fraîcheur de ses frondaisons larges et hautes et j’y ai contemplé sous le cri rauque des intelligents corbeaux bleus la danse follement électrique de deux papillons dont les ailes étaient d’or – ou plus simplement de bronze peut-être – et qui frétillaient pleins de compagnes et de compagnons autour d’eux, et qui libellulaient & qui zigzaguaient des ailes d’amour dans l’air mieux que nul humain jamais ne sera capable fût-ce de l’évoquer en dansant sur une scène. C’était hier au parc de la Grange. Je veux donc parler du Parc de la Grange et non du parc La Grange comme le nomment sottement par les temps terribles qui couvent les tétaniques numériques & digitaux. Parc de la Grange car dix ans avant que Jean-Jacques Rousseau ne vienne au monde le territoire là-bas descendant en pente douce vers le lac Léman était planté de vignes et gras de pâturages sur cette rive gauche de Genève dont Calvin (selon la rumeur) n’avait jamais voulu admettre la possible existence. Ah! ces juteuses fontaines d’herbe où paissaient des vaches et leurs boeufs, queues battantes au flanc contre la piqûre des taons et le vrombissement obstiné des mouches d’or à tête verte. Pour abriter ces bêtes et lui même, un certain François Franconis, fils de réfugiés huguenots et de marchands redoutables de sel, de blé, de munitions et de métaux plus ou moins lourds y avait construit une vaste grange. Parc de cette grange oui où vivait François Franconis donc à jamais qu’on se le dise. Mais sur la terre au ciel qui tourne, les fortunes sont improbables et volontiers vacillent. Voici donc qu’une famille cossue de Lullin racheta les vingt mille mètres carrés du territoire là-bas descendant en pente douce vers le lac Léman érigeant vers 1720 au cœur de ce vaste espace une impressionnante maison de maître, ses généreuses dépendances & ses puissantes fontaines. Mais les Lullin huitante années plus tard se trouvèrent ruinés par la Révolution française – ah la vache! – ils durent vendre le parc contre écus sonnants et trébuchants à la famille Favre qui elle aussi excellait en triturations de marchandises, en gonflement de marges financières & gaufrages alambiqués de capitaux autant que ses prédécesseurs. Mais ces patriciens calvinistes, ces propriétaires un peu fantasques tout de même, ces banquiers d’argent pur comme divinatoires eurent tout au moins le sacré bon goût plein vert de s’entourer de quelques-uns des botanistes & dendrophiles les plus illuminés du siècle dix-neuvième. Nous n’avons plus au siècle 21 que des dendrologues plantant des arbres en leurs ordinateurs. Et voici que ces copains ensemencèrent idéalement d’espèces fabuleuses le pré des vaches et les vignes à Franconis nous offrant bien deux cents ans plus tard – les Lullin, les Favre – de beaux arbres immenses dont à trente-cinq mètres de hauteur la cime offre aujourd’hui aux hérons cendrés chaque avril de souples & vastes nids ; dont les pins tout aussi hauts sont visités parfois par les cocons phosphorescents – foudre larvaire, brûlante alerte – de la chenille processionnaire; de hêtres communs nus & beaux comme étaient lustrés & vibrants les triplés à peau bleue que la baleine dont les racines chantent fit naître; de ces grands hêtres pourpres au houppier incandescent que prisait tant Cadet Rousselle; de ces platanes puissants dont les feuilles tombant de haut en automne font coussinets luisants aux pieds de ceux qui vont par le trottoir, sans oublier les ifs aux troncs parcourus de profondes veines incarnates, les séquoias à la peau rousse veloutée & spongieuse qui sont venus à pied des Amériques ; et les cèdres majestueux aux larges cimiers tabulaires où les forgerons de Thor tonnent leurs célestes enclumes et jusqu’aux plus humbles marronniers aux fruits bruns qui dès octobre font mousser au sol le shampoing onctueux de leurs saponines. Oui j’aime follement les grands arbres du parc de la Grange, contemplant en toutes saisons leurs vies changeantes, leur génie torsadé, leurs fûts à pattes d’éléphant zébrés de crevasses & de tatouages parfaitement naturels et gravés parfois de cœurs qu’y dessinèrent un soir à l’opinel deux jeunes amoureux pétris de la sauvagerie neuve de plonger nus dans les yeux l’un de l’autre. Et cette forêt dans la ville a le luxe et la chance de connaître des nuits intimes & calmes, cette forêt peut couver et élever ses mystères car ses portes doivent demeurer fermées durant la nuit. C’est ce qu’avait notamment exigé William Favre quand il céda d’un coup très franc en 1917 le parc de la Grange aux citoyens de Genève. La très noble condition est en gros respectée, à l’exception des soirs de plus en plus fréquents où les spectateurs affluent pour aller entendre quelque concert de musique du monde sur la coquille acoustique dite scène Ella Fitzgerald sur une pelouse depuis peu dédiée hélas aux flammes graisseuses et aux fumées saucissonnes des barbecues brutaux ou pour aller voir quelque pièce donnée au Théâtre de l’Orangerie, le TO comme disent les gens tatoués des pieds à la tête et de l’anus à l’hippocampe de graphes hideux, les gens pressés, les gens ratatinés de maintenant. Saluons aussi la grande mare dite lac alpin où, au pied d’un haut saule blanc et d’un autre plus souple pleurant ses rameaux jusqu’à terre, sursautent muettes et giflant l’eau les carpes, où nagent noires les […]