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10 janvier 2021

Dispa-rue, réappa-rue

En 2021, la programmation culturelle des Bibliothèques municipales explore la thématique « rue ».

À quoi pensent les gens sur cette planète? À quoi ne pensent-ils pas? Une façon rapide de se glisser dans les cogitations de nos semblables consiste à taper dans Google Trends, outil qui mesure la fréquence à laquelle un mot a été recherché sur le Web au fil des 15 dernières années. Si on tape “rue” (ou l’équivalent dans une autre langue), on observe une courbe qui plonge brusquement au début du printemps dernier. La rue, pendant un temps, on ne la cherchait plus. Balayée. Dispa-rue. 

Puis réappa-rue, autrement. Par rapport au moment, avant les vagues virales, où nous avions choisi de construire notre programmation culturelle 2021 autour de ce thème, la rue a changé, elle est devenue autre chose. En 2020, année pandémique, elle est apparue comme le paradis inatteignable d’une insouciance perdue. Comme un lieu de conversations déambulatoires qui remplaçaient les échanges assis. Comme une salle de spectacle entre fenêtres et balcons. Comme une mer de dangers sillonnée par les équipages du e-commerce triomphant. Comme un bal masqué sans confettis. Comme la bande-annonce utopique ou dystopique du “monde d’après”. Comme une vitrine sociale où venait s’étaler l’image des inégalités.

Beaucoup des pistes que nous suivions en préparant cette programmation nous ont ainsi conduit-e-s dans des directions inattendues. Les images capturées par la photographie de rue, l’immersion dans les imaginaires urbains, la quête des récits qui forment la fresque d’une vie de quartier, le questionnement sur nos traces numériques dans une smart city hyperconnectée, l’exploration des réalités visibles ou invisibles des métiers de la rue… tout cela a pris des couleurs et des significations nouvelles, qui apparaîtront au fil des rendez-vous. 

Joyeuse ou pensive, romanesque ou chercheuse, notre programmation 2021 porte les traces de ces fluctuations. Elle reflète aussi la montée en puissance du numérique, que le thème “rue” met en lumière d’une façon singulière. D’un côté, les connexions électroniques ont remplacé les rues, nous faisant traverser virtuellement l’espace pour aller au travail, dans un magasin, dans une bibliothèque ou un autre lieu de culture. D’autre part, nous avons vu à quel point cette substitution est une illusion. Des rues réelles sont investies, à moteur ou à vélo, suite à nos virées de shopping en ligne. Des gens en chair et en os entretiennent l’infrastructure matérielle des univers virtuels. Il n’y a pas un clic sans que quelque chose bouge dans le monde physique. Lorsque les réseaux sociaux prennent le relais des places publiques en tant que lieux de revendication, ils finissent au bout du compte par remplir les rues, comme on l’a vu partout dans le monde lors des manifestations contre le racisme en 2020. 

Notre programme 2021 travaille ainsi une thématique dont le sens est modifié en temps réel par l’actualité. Comment réagir – se demande Marjorie, médiatrice culturelle à la BM Cité – au fait que “la rue, lieu de flânerie, d’échanges et de rencontres inattendues, est devenue le lieu de la méfiance et de la peur”? En réinvestissant, par exemple, l’espace urbain de façon participative avec des mots surgis des pages, “porté-e-s par un besoin d’échange, de proximité et de poésie”, répond sa collègue Elena. Comment convertir le repli forcé sur l’espace intérieur en une opportunité? “Ne pouvant continuer à mener leur vie sociale habituelle, pas mal de gens ont profité de cet arrêt pour se renseigner dans l’espace numérique, via des ressources en ligne et des échanges, en découvrant paradoxalement le monde extérieur sous des angles nouveaux”, note Cassandre, médiatrice culturelle numérique. Notre programme en ligne navigue entre ces deux idées: d’une part, le numérique sert à créer du lien concret; d’autre part, mettre le monde à distance est une bonne façon de l’explorer.

À l’affût de signes encourageants dans le réel, la rue nous apparaît enfin comme un lieu où l’on observe des actes microscopiques mais pleins de sens. “Il y a une boîte à livres dans mon quartier, une ancienne cabine téléphonique où l’on dépose et prend les ouvrages qu’on veut. Auparavant, c’était toujours le fouillis. Depuis quelques mois, un ange gardien range impeccablement les livres”, raconte Roane, bibliothécaire à la BM Eaux-Vives. Entre grandes réflexions et petits gestes, conclut-elle, “c’est le moment d’utiliser ce que nous avons vécu pour imaginer l’avenir”.

Nic Ulmi/Bibliothèques municipales