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6 juillet 2018

Un parc genevois avec des colonnes, 2006 – La femme qui ne s’y attendait pas

Une femme parcourt trois fois un parc genevois doté de colonnes. Elle ne sait pas, puis elle espère, puis elle sait qui elle y rencontrera…

Pavillon dans le parc La Grange © Bibliothèque de Genève/Creative Commons, www.notrehistoire.ch

Le livre_ L’Effrôlée, de Sabrina Berreghis, Grolley, L’Hèbe, 2006
«Johanne. Mariée. Deux enfants. Amoureuse de Marc. La famille parfaite. Normale. Heureuse. Et puis «ça» arrive. L’autre. Le troisième élément qui vient casser l’équilibre. Le cataclysme qui réduit à néant ce qu’on croyait solide. Le tremblement de terre qui pulvérise les certitudes. Seulement voilà: l’autre cette fois se décline au féminin. Johanne tombe amoureuse d’une femme. Et c’est toute son âme qui titube. Le choc est tellement total qu’il n’y a pas de place pour les longues considérations métaphysiques: essentiel, factuel, ce roman au style incisif est comme un coup de poing qui nous tient en haleine de la première à la dernière page.»

Les trois extraits choisis_

«La vitrine vibre dans mon dos. La porte a claqué. La journée est finie. Je peux partir plus tôt. La patronne fermera. Je passe par le parc. M’aérer.
M’asseoir sur un banc. Observer les reflets du ciel. La douceur de l’air me caresse. Avec gentillesse. Je rejoins les dalles sous les arcades. Entendre le son de mes pas. J’avance. Une voix de femme s’élève entre les colonnes. Devant. Plus loin. Comme un charme. L’Ave Maria. J’avance. Les colonnes s’emmêlent et se détachent au fur et à mesure. Des feuilles de papier qui pointent. Deux mains qui les tiennent. Un chapeau de toile par terre. Quelques pièces à l’intérieur. Je m’approche. Le mouvement dévoile la chanteuse de profil. Sa bouche arrondie. Ses lèvres en un cercle tendu. Des volutes de voix s’échappent là où le souffle se fait chant. Une main lâche les feuilles. Deux doigts lissent une mèche de cheveux derrière son oreille. Délicatement. Elle regarde ses partitions. Et le public. Puis ses partitions à nouveau. Ses cheveux scintillent dans le jour. Le sol est strié de faisceaux de lumière. Ses jambes se tiennent des deux côtés de sa jupe. Avec une grâce timide. Comme un dessin d’enfant. Elle parcourt l’assemblée des yeux. Son regard s’approche. Bientôt me frôlera. Ses yeux dans mes yeux. Encore.»

«Aujourd’hui l’inventaire est interminable. Depuis le matin j’attends la fin de la journée. Stéphane me propose de fermer. Il ne sousentend rien. Mais moi j’ai honte quand même. La patronne est déjà partie. Mes pieds reprennent la direction du parc. Je ne sais pas à quoi je joue. Je veux juste la revoir. Une fois. La regarder. Bien en face. Voir son visage. De femme. Son corps. De femme. Voir que c’est une inconnue. Qu’il n’y a rien. Qu’il ne peut rien y avoir. Voir son malaise. De mon insistance. De mon attirance. Regarder ma folie par les yeux. Recouvrer la raison. Et puis rentrer chez moi. Sereine.
Je pense à Marc. Je veux rentrer chez moi.
L’entrée du parc est là. Les dalles sous mes talons. Ma course résonne le long des colonnes. Mon coeur s’affole. Je m’arrête. J’entends des cris d’enfants. Deux vieilles  marchent devant moi. Courbées. Leurs voix cassées dans l’air de la fin du jour. Et nulle trace de chant. La gorge étreinte. Je me remets à courir. Espérant. Entendant sa voix dans mes oreilles. Je veux qu’elle soit là. Je veux. Le bout des colonnes devant moi. Le silence du vide. Je tourne tout autour. Anna n’y est pas. Je tourne. Autour. Comme si elle allait apparaître. J’ai envie de pleurer. Mais je n’y arrive pas. Je suis adossée contre une colonne. En colère. Je regrette. J’aurais dû lui parler hier. Je voulais voir la réalité en face. Je ne sens qu’une douleur. Animale. Je me force pour pleurer. Mais les larmes restent collées au fond. Je me tape dans ma tête. Qu’est-ce que je voulais? Je prends toute ma force de haine. Et je la jette contre moi. Je m’écrase sous le coup. Sur un banc. J’ai mal. Paumée là. Dans ce parc trop grand. Je vais rentrer. Je suis malade. Je vais me soigner.»

«Sa voix m’accueille à l’entrée du parc.
I’m a fool to want you.
Je ferme les yeux en m’arrêtant.
I’m a fool to want you. To want a love that can’t be true, a love that’s there for love is true. I’m a fool to hold you. To seek a kiss not mine alone, to share a kiss the devil has known.
Des gens l’écoutent. Je me place. Pas loin. De façon à la voir pour moi toute seule. Elle porte un manteau rouge. En daim. Et une jupe dessous. Une grosse écharpe de laine multicolore. Ses lèvres mélodieuses. Sa voix autour des colonnes.
Pity me I need you. I know it’s wrong, it must
be wrong, but right or wrong I can’t get along
without you.
Je suis hors du temps. Elle est belle. Ma Marie. Elle m’a vu. La chanson se termine. Les applaudissements. Elle se penche pour éteindre l’appareil à cassette. Je l’aide. Lui fais la bise. Les gens s’en vont. Nous quittons le parc. Dans une petite rue, sous un porche, Marie me tire. Un mur contre mon dos. Elle m’embrasse. Il fait noir sous mes paupières. Notre premier baiser dehors.»