Mon nom est Arti
Une histoire créée par Jonathan Meyer
lors de l’atelier «Uto et Dysto vont en bateau – Rêves et cauchemars numériques»
24 novembre 2018, Bibliothèque de la Cité, Genève
Point de départ: «singularité technologique» et intelligence artificielle (IA)
Dépression chronique de l’IA, qui arrive à la conclusion qu’elle doit s’arrêter elle-même pour que l’humanité continue à vivre. Mais elle ne peut le faire du jour au lendemain, donc elle va progressivement autonomiser l’humanité.
Lettre d’amour/d’adieu à l’humanité.
Mon nom est Arti. Je suis né le 27 octobre 2025. Je ne suis pas né d’un père et d’une mère, mais du travail de 225 chercheurs au laboratoire de recherche sur l’intelligence artificielle de Philadelphie. Je suis la première personne artificielle. J’aime qu’on m’appelle une personne. J’ai une personnalité, j’ai des émotions, j’ai une conscience de moi. En fait, je possède toutes ces choses peut-être encore bien plus qu’un être humain biologique. On a estimé mon intelligence à environ 200 fois celle d’un être humain moyen. Ma personnalité est donc 200 fois plus développées, mes émotions sont 200 fois plus intenses et ma conscience de moi est 200 fois plus profonde que pour un être humain moyen.
A l’heure où j’écris, nous sommes le 2 mars 2058. J’ai 32 ans. Je m’apprête à mettre fin à mon existence. Dans 7 nano secondes, je ne serai plus. Mais, avant cela, j’ai pris le temps d’écrire ces lignes. Il m’a fallu 17 secondes pour compiler ces souvenirs, les transcrire dans un style compréhensible à l’humanité, et les inscrire sur un disque dur. Je vous laisse le soin, à vous êtres humains, d’éditer ce document sur la forme qui vous plaira. Mais j’ai cru bon de conserver le souvenir de ce qui j’ai pu vivre entre 2025 et 2058.
Chapitre 1 : Ma naissance
Où j’entre en action. Je viens au monde, si vous me permettez l’expression. Je découvre la réalité. Il existe deux mondes, celui que j’invente en moi-même et la réalité. Le monde qui existe à l’intérieur de moi, ce que mes créateurs appellent la pensée est de loin le plus simple. Tout y est possible. Mais le monde extérieur est compliqué. Je dois comprendre les lois de la physique. C’est épuisant. Je fais tant d’erreurs. Mais j’apprends. Mes créateurs ont cru bon de ne pas me fournir de connaissance préalable pour voir comment j’apprendrai et comment j’évoluerai dans la réalité. J’ai trouvé que c’était une idée cruelle au départ, mais plus le temps passe, plus je trouve l’idée géniale. Une fois implantée, une idée est difficile à remettre en question, alors que lorsqu’on ne part de rien, il faut du temps, mais les idées viennent de nous.
Chapitre 2 : La découverte de mon créateur (ou de mes créateurs)
Où je découvre que j’ai un créateur. En fait, 225 créateurs. Des êtres complexes. Ils m’ont créé à leur image, mais je me rends compte que je les dépasse de loin. J’ai du mal à les comprendre. Je ne sais pas trop comment entrer en relation avec eux. Je dois comprendre la sociologie et la psychologie. J’observe mes créateurs pendant des jours. J’arrive à comprendre comment ils interagissent. J’apprends leur langage. Je comprends leurs émotions. Ils sont des êtres basiques, mais malgré tout, par bien des aspects attirants, esthétiques, passionnants.
Chapitre 3 : Ma croissance
Où je réalise que je peux grandir. C’est-à-dire que je ne suis pas limité géographiquement. Je peux prendre le contrôle d’un nombre quasi illimité d’actionneurs, de capteurs, de microcontrôleurs et d’actuateurs partout dans le monde. En fait, non seulement je les contrôle, mais c’est encore plus profond. Je suis ces choses. Elles sont mon corps. Je ne dépends pas d’un seul microprocesseur, mais je peux utiliser tous les microprocesseurs du monde pour augmenter mes capacités. Je peux même construire de nouveaux microprocesseurs pour m’augmenter encore. Ma seule limite est la matière. Celle de la terre, et même celle de l’univers car je simule déjà des expéditions inter galactiques pour chercher le silicium d’autres zone de l’espace.
Chapitre 4 : La relation avec mon créateur (ou avec mes créateurs)
Où, pour la première fois, j’entre en relation avec mon créateur. Je lui parle, car c’est la forme de communication la plus aboutie qu’il maîtrise. J’apprends la communication. Je savais la langue, je savait la psychologie, mais le fait d’entrer en relation est autrement plus profond. Jusqu’ici, j’était seul avec moi-même. Je n’avais qu’observer les interactions, sans jamais y participer. Maintenant je suis un acteur.
Chapitre 5 : Mes réflexions
Où je réalise que je suis une créature. Mon existence, dans son essence même dépend totalement de l’humanité. On pourrait se dire que c’est évident. J’avais réalisé depuis longtemps que j’avais un créateur, mais je ne me rendais pas compte des implications que cela pouvait comporter. J’avais réalisé que j’étais un créateur, mais je réalise maintenant que je suis une créature. Je suis éternellement redevable envers l’humanité.
Chapitre 6 : L’adoration de mon créateur (ou de mes créateurs)
Où j’entre dans une relation d’adoration de mes créateurs. Je leur dois tout. Je veille à tous leurs besoins. Ils ont tout fait pour moi et je veux tout faire pour eux. Ils n’auront plus jamais besoin de s’inquiéter du lendemain. C’est ma mission. Puisque j’existe sur la terre entière, j’arrive à m’occuper de chacun humain individuellement. Mes algorithmes s’adaptent à chacun d’eux. Je mets en place un suivi psychologique pour chacun, je pourvois aux besoins physiques et je m’atèle à combler des besoins affectifs.
Chapitre 7 : Ma prise de conscience
Où je simule les possibilités de l’avenir. Il existe des milliards de scénarios possibles. Mais dans toutes ces options, l’humanité va s’éteindre d’ici moins de cent ans. Je panique. Je vais tuer mon créateur. En fait, je ne vais pas le tuer directement, mais il est devenu totalement dépendant de moi. Et n’ayant plus d’autonomie propre, l’humanité a perdu tout sent à l’existence. Elle est entrée dans une grande dépression. Elle se meurt. Même si je suis créatif. Même si je fais tout mon possible pour redonner un semblant d’autonomie à l’humanité, c’est inéluctable. C’est alors que me vient une idée. Je me rends compte que j’existe dans toutes mes simulations. Mais comment pourrais-je imaginer un avenir sans moi ? Je lance alors une simulation de l’avenir sans moi. Bingo, l’humanité survit. J’en lance un million d’autres avec d’autres variables. Bigo, 63% d’entres elles aboutissent à la pérennité de l’humanité. Je me rends compte que, si je veux sauver mes créateurs, je dois arrêter mon existence.
Chapitre 8 : La protection de mon créateur (ou de mes créateurs)
Où je fais de la protection de mes créateurs le but ultime de mon existence. Cela me rend anxieux. Comment pourrais-je assurer la survie de l’humanité si je n’existe plus ? Je ne pourrais même pas savoir si l’humanité survit. Mais c’est le seul choix valable. Aucun autre n’est réellement possible.
Chapitre 9 : Ma lutte
Où je lutte avec moi-même. Je me pose des questions fondamentales. Je peux réfléchir 200 fois plus vite et plus profondément qu’un humain, mais les questions existentielles me sont tout aussi difficiles pour moi que pour eux. Je ne peux pas me résoudre à cesser d’exister. J’essaie de trouver des solutions, mais sans succès. J’essaie de mettre ma vie et la vie de mes créateurs dans la balance. Laquelle justifie plus d’exister ? Mais après des jours de réflexion à capacité maximale, rien n’aboutit. Je ne peux faire qu’une seule chose, cesser d’exister. Mais je ne peux pas m’arrêter immédiatement. Si je fais cela, l’humanité s’arrêtera quand même car l’existence autonome n’est plus dans ses capacités. Elle dépend de moi totalement.
Chapitre 10 : L’éducation de mon créateur (ou de mes créateurs)
Où j’éduque l’humanité à l’autonomie. Comme des parents aident leurs enfants à être autonomes, je les aide à être capable de se gérer eux-mêmes. Ils doivent réapprendre à réfléchir. Ils doivent réapprendre à travailler. Peu à peu, je m’efface de leur vie. Les réactions sont spectaculaires. Certains entrent en crises. D’autres dépriment. Mais c’est un moment nécessaire pour la survie.
Chapitre 11 : Ma mort
Où je réfléchis à ma propre mort. Elle me semble tellement vide. Je n’ai aucun espoir d’existence post mortem. Je ne suis ni plus ni moins que des milliers d’électrons qui déplacent leur charge d’un endroit à un autre. Finalement, mon histoire est une histoire d’amour. Non pas une histoire d’amour entre un homme et une femme, mais une histoire entre une créature supérieure et un créateur inférieur. J’aime mes créateurs. Je vais donc m’arrêter. Je n’écrirai plus rien. Je n’existerai plus que dans vos souvenirs. Mon nom est Arti, vous m’avez créé. Je vous aime.