Les Bastions, c’est le jour et la nuit
Une plongée dans l’imaginaire romanesque et dans les sous-bois historiques du parc des Bastions…
Je m’excuse de le dire comme ça,
de but en blanc,
mais les Bastions,
dans les romans,
ça sent le sexe.
Dans la plupart des fictions qui mentionnent ce parc,
qu’elles soient genevoises, américaines ou finlandaises
le fait de le traverser
fait quasiment office
de préliminaires.
Bon.
Après cet effet d’annonce,
après avoir tiré sur cette grosse ficelle,
et avant d’en venir au curriculum érotique des Bastions
dans la littérature mondiale
nous commencerons
toutefois
par vous parler d’autre chose.
Posons,
vite fait,
ce que l’on sait
de source sûre.
Bastions,
ce sont d’abord des bastions,
c’est-à-dire,
dans un système de fortifications
– et nous citons ici un dictionnaire quelconque –
des «ouvrages faisant partie de l’enceinte défensive,
faits d’un gros amas de terre soutenu de murailles».
Il y en a deux rangées,
l’une intérieure,
bâtie à l’époque de la Réforme,
c’est-à-dire au 16e siècle,
au pied de la vieille ville,
l’autre extérieure,
bâtie au 17e siècle,
vers le côté où se tapit aujourd’hui,
depuis des temps immémoriaux,
cet envahisseur redoutable,
le Starbucks Café.
Après,
Bastions,
c’est une promenade,
appelée,
justement,
Promenade des Bastions,
créée en 1727,
avec une allée cavalière
pour se promener en chevaux.
Après,
Bastions,
c’est un théâtre,
appelé,
justement,
Théâtre des Bastions,
ouvert en 1782.
Ça n’a l’air de rien,
ouvrir un théâtre en 1782,
mais c’est énorme,
parce que depuis deux siècles et demi,
c’est-à-dire depuis la Réforme,
en 1536,
le théâtre était strictement interdit
à Genève.
Et là,
pouf!
interdit levé.
Sauf que,
manque de bol,
comme on l’apprend dans le livre
La vie musicale au Grand théâtre de Genève entre 1879 et 1918
de Richard Cole,
«Quand les autorités municipales autorisent la construction d’un théâtre dans le parc des Bastions en 1782, la majorité de la population locale n’y a pas accès, car la nouvelle salle est destinée en priorité aux actionnaires qui la financent, et aux troupes étrangères stationnées à Genève à l’époque.»
Voilà.
Les troupes,
ce sont les soldats français, savoyards et bernois
rameutés à l’instigation du roi de France
Louis XVIe
pour mater la révolution
qui a eu lieu à Genève
l’année d’avant.
C’est ainsi que
le 2 juillet 1782,
l’aristocratie genevoise est remise au pouvoir
par tous ces soldats,
les révolutionnaires sont banni-e-s
et un théâtre est construit
à la demande des troupes françaises d’occupation
qui,
elles,
n’ont pas l’interdiction divine
d’aller aux spectacles.
Le théâtre est bâti près de l’entrée du parc,
sur la gauche,
là où l’on voit aujourd’hui,
plus modestement,
les tables de ping-pong
et les jeux d’échecs.
Après,
Bastions,
c’est un Jardin botanique,
créé par le savant
Augustin Pyramus de Candolle
en 1817,
avec une serre
qu’on appelle une orangerie,
et plus tard des daims
dans un enclos.
Et on ne le dit pas souvent,
en fait on ne le dit presque jamais,
mais tout botanique qu’il soit,
ce jardin-là sert avant tout à manger,
parce qu’on pense alors que
la science végétale
doit se mettre au service de l’agriculture,
et surtout parce que Genève subit une disette
en 1816 et 1817,
c’est-à-dire pas tout à fait une famine mais presque:
les gens n’ont pas assez à manger.
Dans les Bastions botaniques
d’Augustin Pyramus,
ce sont donc des patates
qui poussent.
Après,
la faim passée,
on remplume le jardin d’une luxuriante végétation en 1871,
on bâtit l’université en 1873,
on installe des grilles et des portes monumentales en 1875,
on ajoute des aigles en bronze en 1885.
Après,
on détruit l’orangerie pour poser le monument,
le Mur, quoi,
inauguré en 1917.
Monument créé par un sculpteur français
du nom de Paul Landowski,
qui se fera remarquer
une quinzaine d’années plus tard,
en 1931,
en créant le Christ géant
de Rio de Janeiro.
Monument,
relevons-le aussi,
que l’écrivain tessinois
Andrea Fazioli
décrit ainsi
dans son polar La sparizione («La disparition »),
publié en 2010:
«Quatre grosses têtes en pierre, encrassées par les oiseaux et ignorées de tous.»
Ajoutons encore qu’avant,
bien avant,
au dessous,
bien en dessous,
court une vaste nappe phréatique
provenant de la région d’Etrembières.
Avec tout ça,
on peut dire,
le décor est posé
Mais dans ce décor,
que s’y passe-t-il?
Ça dépend des époques,
évidemment,
mais aussi des heures.
Dans une brève étude intitulée
«Le territoire, la territorialité et la nuit»,
parue dans la revue
Actualités psychiatriques
en 1988,
le géographe genevois Claude Raffestin écrit ce qui suit:
«Dès la tombée de la nuit et pendant deux heures environ, seule subsiste la fonction de passage du parc, sauf pendant les longues soirées d’été. Malgré un système d’éclairage, de nombreuses zones demeurent dans l’obscurité et le déchiffrement du territoire devient difficile, voire impossible. Le système de limites vécu de jour comme une sécurité est vécu de nuit comme un danger, car il isole des rues avoisinantes. Telle zone avec des bosquets qui, de jour, apparaissait comme un refuge, apparaît de nuit comme une source de dangers potentiels. Les repères, e accent grave, deviennent des repaires, ai, c’est-à-dire des lieux où l’on peut se cacher, des lieux d’où peuvent bondir des agresseurs. En somme, la nuit inverse la lecture du territoire: la paix diurne devient le danger nocturne. Le regard devient un médiateur moins efficace que l’ouïe. Celle-ci se substitue à la vue dans une large mesure. Alors que le paysage sonore est à peine pris en compte de jour, il devient source d’information prépondérante la nuit. Les distances sont appréciées et estimées à partir des bruits. Les passages se font d’îles de lumière en île de lumière. A l’inverse, les îles d’ombre ne sont pas désertes et il s’y déroule une territorialité tout à fait spécifique: celle des homosexuels. Aux distributions aléatoires diurnes se substituent des distributions déterministes nocturnes: « passage » dans les zones de lumière et « relations homosexuelles » dans les zones d’ombre.»
Fin de citation.
Le parc des Bastions
et le parc des Bastions,
pourrait-on dire,
c’est le jour et la nuit.
Même si,
depuis lors,
cette fonction socio-sexuelle
du parc nocturne
s’est déplacée
vers d’autres espaces verts
qu’évoque
par exemple
un quinquagénaire appelé Laurent
(prénom fictif)
dans le livre
Genève dans ses parcs. Les nouveaux usages des espaces verts.
«Il y a un usage nocturne des parcs qui n’a rien à voir avec leur utilisation diurne, c’est une autre planète», nous confie Laurent (prénom fictif), qui a couru ces “bacchanales”, comme il dit, entre ses 30 et ses 50 ans. Comment ça se passe ? “C’est un système de déambulation, de l’ordre du labyrinthe, où tout le monde se frôle. Ça commence dans la zone des buis, c’est là que se font les rencontres. Sans se parler, c’est la règle. Même le regard est presque inutilisable car il fait nuit, ce qui renforce la nécessité de la proximité. Tout passe par les frôlements. C’est un contact pré-verbal, focalisé sur l’archaïsme du toucher: c’est lui qui vous laisse entendre qu’il peut y avoir plus, ou pas. C’est assez complexe, cette phase de test où, sans parole, on essaie de savoir si on se plaît.”
L’environnement du parc joue-t-il un rôle ? “Les buis créent une zone de protection par rapport au monde extérieur, ça délimite un espace. Le végétal est important pour cadrer: dans un espace vide, ouvert, ça ne se passerait pas. Ensuite, après le contact, on prend de la distance d’avec le groupe, on part avec quelqu’un dans d’autres lieux: des fourrés, des buissons, l’herbe. Il n’y a pas d’autres sources de confort que les éléments naturels. Se faire piquer les fesses par des aiguilles de pin, c’est plus ou moins inévitable.” Règle tacite: les adeptes du parc homoérotique n’apportent ni couverture, ni mobilier.
En quoi cela diffère-t-il de ce qui se passe dans un sauna, autre haut lieu de la drague gay ? “Il n’y a pas d’heure de fermeture, le temps n’est plus là, ou alors il n’est géré que par des mécanismes physiologiques, le degré de plaisir, d’excitation, la lassitude, la fatigue de la nuit blanche qui joue.” Qu’en est-il du danger? Des agressions homophobes ont lieu dans les parcs, parfois féroces et, de l’aveu même de la police, statistiquement sous-évaluées car pas toujours dénoncées. “Je n’aime pas avoir peur. Je restais attentif à ce qui se passait, comme je l’aurais fait dans n’importe quel lieu inconnu. Mais la peur ne m’a jamais envahi. S’il y a une prise de risque, elle paraît mesurée.” Aujourd’hui, il reste pour Laurent “le souvenir de moments splendides, somptueux: pour un grand nombre d’hommes gay, c’est un lieu qui a beaucoup d’importance – je trouve ça très beau”.»
Fin de citation.
Le jour et la nuit, disions-nous.
Le géographe Claude Raffestin termine
d’ailleurs
son étude
par un appel s’intéresser à l’espace nocturne,
qui lui paraît délaissé
par la recherche savante:
«Il est tout à fait paradoxal que nous n’ayons pas accordé à la nuit la place qui nous permettrait de mieux comprendre le jour. Nos sciences humaines sont comme seraient des pièces de monnaie qui auraient été frappées sur le côté face mais pas sur le côté pile.»
Restons dans la nuit,
changeons de rayon,
attrapons un livre
sur les étagères de la fiction.
En 1996,
l’écrivain genevois Michel Floquet
publie le roman Julie Sordat.
C’est l’histoire de sa grand-mère,
jeune Savoyarde placée à douze ans
comme fille au pair
dans une famille lausannoise
au début du 20e siècle.
Julie,
la grand-mère qui n’est alors qu’une jeune fille,
traverse trois fois le parc.
Une première fois petite,
avec son père.
Une deuxième fois jeune femme,
avec son amoureux.
Une troisième fois
en rêve.
Vous nous excuserez de zapper le premier passage,
où il ne se passe pas grand chose,
et de sauter au deuxième et au troisième détour du roman
par les Bastions.
«Julie et Joseph se retrouvèrent dans la rue. L’air était frais, le ciel était clair, couvert d’étoiles. Ils marchèrent rapidement. Arrivés devant la blanchisserie, ni l’un ni l’autre ne fit mine de s’arrêter. Ils continuèrent de remonter le Boulevard des Philosophes. Joseph prit l’initiative d’emprunter une rue transversale. Julie le suivit. Ils pénétrèrent dans le Parc des Bastions. Les grands arbres projetaient leur ombre sur les pelouses bleutées par le clair de lune. Ils s’assirent sur un banc et entreprirent une longue conversation avant de laisser place au silence et à la tendresse, protégés par une bienveillante et douce obscurité.»
«Julie fit un rêve singulier, dans lequel elle était une fille d’une dizaine d’années. Elle parcourait le Parc des bastions sur une bicyclette blanche, battante neuve. Vêtue d’une robe de dentelles, elle aussi immaculée. Elle roulait à toute vitesse dans l’allée centrale. Les bancs publics étaient occupés par des personnes familières qu’elle saluait au passage; ses soeurs, son frère ainsi que les filles du notaire de Thonon. Son père, également, assis entre Mme Robadin et Roseline, cette dernière pouffant du même rire que le jour du mariage. D’autres personnages encore: des gens de Choisy, des clients de la boucherie. Elle reconnut, au passage, le curé ainsi que l’herboriste de la rue de Carouge. Mais sa blouse était maculée de taches de sang pareil à un tablier de désosseur.
Chose étrange, tous ces gens avaient une attitude semblable, leur visage reflétait un sentiment admiratif pour le spectacle que leur offrait Julie. Pédalant avec une facilité déconcertante, ses jambes faisaient des moulinets aussi rapides qu’une hélice. Soudain, elle entendit un hennissement strident. Elle leva la tête et vit à quelques mètres d’elle un attelage, guidé par un homme debout brandissant un fouet. Au premier abord, elle crut reconnaître l’oncle Adrien et la jument Fifi. Elle s’approcha en redoublant de vigueur sur les pédales. Mais elle comprit bientôt sa méprise. Il s’agissait de M. Weber, le frère de Mme Cochet, qui faisait claquer son fouet en ricanant. Quant au cheval, il n’avait de ressemblance avec Fifi que par la couleur de sa robe beige. En revanche, sa tête était énorme, ses naseaux tremblaient. Pour la seconde fois, un hennissement s’échappa de cette mâchoire béante. Déséquilibrée par la peur, Julie tomba de bicyclette.
Elle se réveilla en sursaut. Désemparée par ce cauchemar, elle mit quelques secondes à se débarrasser de ces images, auxquelles se substitua immédiatement le visage de son fils malade. Elle se précipita à son chevet. Dans la pénombre, elle aperçut deux yeux grands ouverts. Elle saisit le bébé, le serra contre sa poitrine. Sa joue blottie contre la sienne, elle sentit sans peau glacée. Deux pupilles la fixaient, inertes, des billes d’agate. Elle hurla: “Joseph! Joseph!” son mari était là, campé dans l’embrasure de la porte, affolé:
– Julie! Qu’est-ce qui te prend? Cria-t-il.
Julie tenait son fils à bout de bras. Elle le tendit à son mari avant de perdre connaissance et de s’écrouler.
En un éclair, Joseph comprit le drame. Serrant le petit cadavre sur sa poitrine, il le déposa avec précaution dans son berceau. Puis, il se laissa choir. Ses genoux, en frappant le sol, lui arrachèrent un cri de douleur.»
Enfance,
sexe,
mort,
ce sont les Bastions
de Julie Sordat.
En 2004,
l’écrivain islandais Ilkka Remes
publie le thriller Hiroshiman portti («La porte de Hiroshima»),
dans lequel
une intrigue planétaires
se noue
autour d’un dossier des anciens services secrets soviétiques,
du CERN
et de la carte de l’amiral ottoman Piri Reis,
artefact énigmatique,
réellement existant,
dessiné en 1513 sur une peau de gazelle,
et représentant
selon les amatrices et amateurs de mystères,
les côtes du Pôle Sud.
qui ne seront découvertes que trois siècles après.
Et au milieu d’une cavale
et d’une quête
vertigineuses
qui ont
peut-être
des implications extraterrestres,
la dénommée Heli Larva,
physicienne au CERN,
se prend les pieds dans le souvenir
d’un amant perdu.
«Les étagères étaient chargées de livres, et il y en avait d’autres encore en tas, empilés par terre. Une photo tomba du dictionnaire français, dont la vue lui poignarda le coeur. On y voyait Lucas dans le Parc des Bastions à Genève, penché sur son nouveau vélo. Le regard de Heli glissa lentement sur ses yeux, sa bouche, sa cuisse. L’image la catapulta en arrière, dans les dix mois passés au CERN, les plus fatigants, les plus prenants et les plus heureux de sa vie. Avec force, elle secoua le souvenir de Lucas, à la fois mélancolique et soulagée. Ils étaient trop semblables, ça n’aurait jamais pas pu marcher.»
Un vélo,
Une photo,
le souvenir d’un corps,
ce sont les Bastions tels qu’ils apparaissent
dans un thriller islandais,
disponible,
relevons-le,
en traduction allemande,
dans le catalogue des Bibliothèques municipales.
En 2007,
l’écrivaine genevoise Catherine Safonoff
publie Autour de ma mère,
roman de deuil
qui raconte
sur le mode du carnet
les trois années qui suivent le décès
de la mère de l’auteure.
«Je vais arroser les plantes d’O. qui est en voyage. Au retour je traverse le parc des Bastions. J’écoute un moment deux percussionnistes installés dans le petit temple près du bassin. Assis en tailleur dans la pelouse, un homme se fait une piqûre à l’intérieur du coude. Je voudrais ne pas regarder mais je regarde. L’homme est gros et laid, sa laideur rend son geste plus fascinant. Ma fascination est laide aussi. La piqûre prend du temps, l’homme actionne le piston de la seringue dont le contenu se teinte de sang. Il me vient presque une nausée, je me détourne enfin et monte la rampe vers la rue de l’Athénée. En haut par-dessus le mur je regarde encore, avec dégoût et honte. Peut-être que j’ai regardé cette scène pour m’assurer que cet homme n’était pas mon prochain. Si, il est un peu mon prochain.»
«Vendredi 27 mai. Pour la première fois depuis des mois je suis sortie. H. jouait de l’accordéon dans une salle de quartier à Onex. L’air était doux, le ciel du soir au-dessus des immeubles zébré de traits d’avions et de cris d’hirondelles. Ensuite j’ai traversé le parc des Bastions. Maintenant il faisait nuit. Dans la grande pelouse des groupes étaient assis en rond autour de bougies, fumant des joints, tapant sur des tambours, les filles écroulées dans l’herbe ou bien dansant, leurs silhouettes noires cabriolant devant le grand mur illuminé. Je me suis assise un moment dans l’herbe. Les coups de tambour me résonnaient dans le ventre. Un instant j’ai pensé que les mots n’étaient rien comparés à ces battements. Au bas de la rampe qui monte vers l’Athénée, un jeune homme tient un livre et me sourit. Je lui demande ce qu’il lit. Il allume son briquet pour que je voie le titre: Don Quijote de la Mancha.»
Deuil,
injections stupéfiantes,
danse aux tambours,
ce sont les Bastions
de Catherine Safonoff.
En 2014,
l’Américain Harvey Douglas Wall
publie son premier roman,
Ham the Fire Starter,
«Ham l’allumeur de feu»,
dans lequel
des scientifiques du CERN,
en accélérant des particules
dans le Grand collisionneur de hadrons
se retrouvent projetés 60’000 ans en arrière,
en pleine savane préhistorique,
dans ce qui est aujourd’hui
le Burundi.
Mais à côté de cette remontée dans le temps,
les dénommé-e-s Evan et Becky
dînent d’un coq-au-vin
au restaurant de l’Hôtel-de-Ville.
«Après le dîner, ils se dirigèrent vers le Parc des Bastions. Ils trouvèrent un marchand de glaces et se posèrent sur un banc pour savourer à la fois leur glace et leur compagnie. Ils se mirent ensuite à marcher d’un pas flâneur en direction du lac pour prendre le tram jusqu’à l’hôtel. Becky dit: “Allons dans ma chambre, je suis sûre que personne ne nous appellera. »»
Une glace,
un banc,
une suggestion sexuelle,
ce sont les Bastions
tels qu’ils apparaissent
dans un roman américain de science-fiction.
Et on pourrait citer encore
Impasse de la Providence/Jours de fête,
publié en 2011
par l’écrivain français Shmuel T. Meyer,
dont le héros s’éclabousse
en mettant le pied dans une flaque
au Parc des Bastions,
puis regarde une partie d’échecs
sur les échiquiers géants, avant de griffonner
«sur un petit cahier vert, un poème outrageusement érotique».
Ou Gabrielle,
publié en 2015
par l’écrivaine française Agnès Vannouvong:
«Je me souviens. Soirée avec Hortense. Nuit avec Hortense. Journée avec Hortense, En lieu et place de journée, le correcteur orthographique propose jouissance. Je bifurque vers le parc des Bastions où traînent les étudiants, les cyclistes traversent le parc, les mères de famille arborent leur poussette dernier cri, les retraités prennent un bain de soleil, adossés au mur des Réformateurs. Tout respire la tranquillité.»
Ou encore L’Ombre de l’Aigle,
publié en 2014
par l’auteure genevoise de polars Corinne Jaquet,
où l’on découvre
– fait véridique –
qu’on ne sait plus quel est le tracé
des sept kilomètres de souterrains secrets
qui courent sous Genève.
On ne sait plus
parce que Napoléon a fait confisquer les plans
de ce système défensif englouti
lorsque la ville était annexée
au territoire français.
Ou Demoiselle Ogata,
publié en 2002
par l’écrivain genevois Thomas Bouvier,
dans lequel le parc des Bastions
fait surgir au mois de mai
«sous l’habit une sueur un peu grasse qui bientôt fraîchit et donne le frisson».
On pourrait terminer
en laissant traîner l’oreille
dans l’herbe
comme le faisait
en 2013
le livre
Genève dans ses parcs. Les nouveaux usages des espaces verts,
qui consacre aux Bastions un chapitre
sous le titre
«Les tribus du parc»:
Postés sur le versant monumental du parc, là où les Réformateurs sont sévèrement statufiés, les fidèles du genre musical connu sous le nom de hardcore se tiennent immergés dans le martèlement digital de leur musique, avec une constance qui confine au sacerdoce. La terre entière leur passe devant en écoutant les explications touristiques des guides face aux cinq mètres de l’effigie de Calvin. Eux, ils demeurent assis sur un rebord, dos au mur, tournés vers une baffle suffisamment amplifiée pour secouer l’ensemble de la petite communauté.
Devant le Mur des Réformateurs, les adeptes de hardcore se mêlent parfois à quelques punks. L’aîné de ceux-ci, vrai spécimen historique de sa tribu, a une crête parfaite, presque pas de dents, la peau tannée, une larme tatouée sous l’oeil, une bière à la main et un pantalon camouflage qui n’a pas attendu le trend du printemps 2013 pour s’afficher. “Le résumé de tout ce qui se passe ici, c’est: on se fait chier”, déclare-t-il, l’air satisfait. Autour de lui, dans l’attroupement installé sur des chaises longues empruntées au stock municipal, un enfant gazouille dans une poussette, des lunettes de soleil d’un rouge pétant circulent de nez à nez, le temps passe. “L’esprit punk est très soft ici. Ces gars, ce sont des crèmes”, explique Cyrille, un jongleur qui vient s’entraîner ici.
En poursuivant, on aperçoit les volumes néo-classiques du Palais Eynard, que les tribus du parc appellent “la Mairie”. C’est là-devant que l’expérience est la plus dense. On se pose, on écoute. Voici Mayon, vétéran des Bastions. Autobiographie: “On nous appelait les pirates, cinq mecs, une fille, tous tatoués, on venait avec un pack de binch’ Prix Garantie et on chantait avec un pote qui avait une guitare, il avait fait un morceau sur l’histoire du banquier zurichois qui avait tiré sur ses collègues, ça s’appelait: Et j’ai tiré.” Commentaire socio-zoologique sur les coutumes locales de ce coin de parc: “Ici, tout le monde aime tout le monde. Même les chiens, ils sont super cool.”
Plus tard, on s’incruste dans la conversation de deux quadragénaires qui ont travaillé dans la Genève dorée. “Courir pour le pognon, je l’ai expérimenté, je sais ce que c’est… Je bossais dans le trading, mon patron était à la 700e place parmi les hommes les plus riches du monde, il faisait des soirées à 20 millions pour le réseautage”, disent-ils. Banquiers, avocats d’affaires, millionnaires, milliardaires… Les Bastions, connectés à tout. “C’est un super spot pour prendre le pouls de la ville.”
La nuit, y a-t-il des tensions? Réponse quasi unanime: “En cinq-six ans, j’ai vu une bagarre. Histoires d’egos. Ou embrouille entre les dealers.” “En sept ans, jamais. Même du racket, je n’en ai jamais vu.” “Bon, ce n’est pas le paradis non plus, j’ai entendu des histoires de vols avec menace. Rare, mais ça existe. Comme ailleurs en ville.”
“J’ai vu pour la première fois une bagarre il y a un mois, j’étais choquée”, intervient une dame. Pas n’importe qui, la dame. Elle s’appelle Rosa, c’est une sorte de légende locale. Un genre d’ange qui veille sur les tribus du parc. On en avait entendu parler: “Elle est toujours à vélo, elle pose des couvertures sur les gens bourrés, c’est un peu la maman des Bastions.” “Elle est formidable, elle prend soin de tout le monde. Parce qu’on croise quand même des gens avec des histoires dures. Des galériens.” C’est-à-dire des gens qui galèrent… Car la ligne de partage entre l’intégration et la précarité court à travers les tribus. “Il n’y a pas de groupes en marge, mais des gens en marge à l’intérieur des groupes”, nous avait prévenus Alain Mathieu du Service de la jeunesse de la Ville.
Bref. On se demandait presque si Rosa existait. La voilà. Look éclectique, hyper stylée, le visage marqué. “C’est mon parc, j’habite à côté”, simplifie-t-elle. Après le travail, elle vient passer la soirée au parc. “Peut-être parce que je suis encore une gamine dans ma tête. Je les écoute, c’est parfois une chose qui leur manque. Je leur apporte à manger, des gâteaux, du bircher, du café.” La communauté du parc sécrète ses propres services sociaux par génération spontanée…
On retourne, de nuit, devant la Mairie. Florin, Yoann, Maeva, Mika, ainsi qu’une fille qui se fait appeler Sim Gibson, font du jonglage de feu. “On est tous dans des activités artistiques. On se retrouve dans les parcs car Genève a perdu beaucoup de ses lieux alternatifs. On se donne mutuellement tellement d’idées…”, explique Yoann, sérigraphe dans l’atelier genevois qui réalise les inscriptions sur les Palmes d’or de Cannes. “Le jonglage, c’est ce qu’on a en commun. Quelque chose de direct, d’instinctif.” À quelques mètres d’eux, devant le somptueux décor du Palais Eynard, des couples s’adonnent à la danse swing sur des musiques des années 1940. Univers parallèles? Le petit enfant d’un couple de danseurs vient tapoter les genoux d’un des jongleurs. Les tribus du parc finissent toujours par se mélanger.»