Une plongée dans l’imaginaire romanesque du parc du parc de l’Ariana… Le texte que je tiens entre les mainsest une tentative de comprendre où je suis. Qu’est-ce que c’est que ce lieu improbable,incrusté dans le quartier des organisations internationales,dominant une pente verte qui roule jusqu’au lac?Quelle est sa place dans le vécu et dans l’imaginaire de cette ville?Dans quel but y a-t-on planté ce palais hyperbolique?Quel genre de personne vient y traîner? Vous m’excuserez de convoquer une référence un peu convenue,mais il faut le dire:bien que le nom de ce parc renvoie à une dénommée Ariana,il s’avère ardu de détecter le fil de cette Ariana-là.Pourtant, cette Ariana s’appelait bien Ariane,Ariane de la Rive.D’ailleurs ce parc allait justement jusqu’à la rive,où il y avait un port qu’on appelait «port de l’Ariana»avec un restaurant sur pilotis.S’appuyant sur la documentation iconographique de l’époque,c’est-à-dire sur des vieilles cartes postales,le journaliste Jean-Claude Ferrier de la Tribune de Genèveécrira,bien plus tard,que cet établissement ressemblait –on le cite –à une pagode chinoiseou à un gâteau de mariage bavarois.Le journaliste note aussi quele restaurant du port de l’Arianaest démolien 1911parce que son architecture déplaisait semble-t-il très fortementau public genevois. Il s’avère ardu, disais-je,de trouver le fil d’Arianequi, de la rive,conduit au lieu où nous nous trouvons aujourd’hui.Mais comme nous sommes icidans une appendice,une excroissancemouvante et connectéed’un réseau de bibliothèques,nous avons malgré tout cherché ce filen feuilletant des livres.Et comme nous sommes ici en un lieu,où l’on explore des chosesréelles et imaginairespar des voies numériques,nous avons aussi cherché ce filsur le réseau. Commençonspar ce par quoi il est facile de commencer. Avant d’être un parc,ce parc est une campagneappelée Varembé,partagée en plusieurs domaines,dont l’un appartientà un certain Revilliod.Revilliod se marieavec Ariane.Ariane et Philippe-Léonard– c’est le prénom du type –ont un enfant,Gustave,qui voyage,collectionne,hérite,agrandit le domaine,construit ce palais,meurt célibataire et sans enfants,léguant ses biens à la Villeen 1890. Arrêtons-nous un instantsur cet ensemble de circonstances.Vous êtes Gustave,vous possédez un hôtel particulierau 12, rue de l’Hôtel-de-Ville,que vous remplissez d’objets ramenés de partout,que des gens viennent admirer de partout,jusqu’au moment où vous vous trouvez à l’étroit:il faut plus de placepour cette collection,pour cette admiration. Vous décidez donc de construireun lieu monumental et majestueuxpour abriter et montrerles 30’000 pièces amassées çà et là. Pour mettre en route ce projetvous embarquezdans une escapadeun jeune homme,qui a fait des études d’architecture.Vous l’embarquezpour qu’il s’imprègnedu style des palazzi somptueuxqu’on bâtissait en 1500, en 1600 ou en 1700en Italie.Vous reveneztous les deuxavec plein d’idées,vous les mélangez touteset vous construisezvotre musée privée. C’est ça, la vie à la Gustave. Et vous baptisez votre palaisen hommage à votre mèrequi entre-temps est défunte,vous laissant un héritage qui,justement,vous a permis de dépenser comme ça sans compter.Vous donnez donc au palaisle nomme d’Ariane,un petit peu modifié:Ariana. Or donc,au sujet d’Ariane,il est malheureux de constater que l’intégralité du Webne dit presque riensi ce n’est que le peintre Firmin Massot lui fit à dix-huit ans un portraitet qu’elle fut ensuite l’épouse de Philippe-Léonard,puis la mère de Gustave,et que Gustave écrivit dans son testament«Ma mère m’a inspiré dès mes plus jeunes ans, et a nourri plus tard en moi les goûts qui ont fait le bonheur de ma vie» –et c’est à peu près tout.On peut ainsi dire que l’Ariana célèbre Arianeen la faisant disparaître. On part donc tirer les fils qu’on peutdans le catalogue des bibliothèqueset dans d’autres bases de données,et on trouve non pas un fil,mais un petit écheveau passablement écheveléayant pour fil rouge un je-se-sais-quoi d’impénétrable et sibyllin. Si on tire un premier filde cette pelote d’Arianeen tapant «parc» et «Ariana» dans Google Bookson tombe surMonsieur Thorpe,étrange nouvelle d’Emmanuel Bove,étrange auteur français,de mère luxembourgeoise et de père russe,qui fit un bout de scolarité à Genèveau début des années 1910sous l’identité d’Emmanuel Bobovnikoff,qui était en fait son vrai nom.Dans la nouvelle,publiée en 1930,on ne sait pas trop ce qui se passe,si ce n’est peut-être le mystèresouvent perturbantque les adultes représentent pour les enfants. «Avant que mes parents eussent quitté Genève, nous habitions dans une maison neuve de la rue de l’École de Médecine, au sixième étage. (…) Ce fut dans cet appartement que je vis pour la première fois M. Thorpe. Mon père l’avait amené à déjeuner, mais ainsi qu’il faisait toujours, sans prévenir ma mère. Je n’avais absolument prêté aucune attention à ce convive, et sans les relations qui suivirent, je crois qu’il eût disparu à tout jamais de ma mémoire. Car, à table, j’étais toujours absent. Je n’avais qu’une pensée, finir rapidement le repas afin de m’éclipser. C’était un supplice pour moi d’attendre que mes parents eussent achevé. Aussi, quand nous avions un hôte et que le repas se prolongeait, je sentais sourdre en moi une grande colère à l’endroit de l’invité qui, sans s’en douter, m’obligeait à rester à table. Finalement, lorsque je pouvais me lever, j’éprouvais un tel soulagement que j’oubliais presque aussitôt celui qui était cause de la lenteur du repas. J’avais donc complètement oublié M. Thorpe lorsqu’au printemps de l’année 1910 ou 11, je l’aperçus au parc de l’Ariana. Il était assis face au lac et regardait au loin le Mont-Blanc, semblable, vu de cet endroit, au chapeau de Napoléon, ainsi que le disent les petites brochures de propagande. Je ne l’avais pas reconnu mais son visage, l’ensemble de sa personne, m’étaient familiers. J’allais continuer mon chemin, lorsque, tout à coup, il se leva, me sourit et vint à moi. Je m’arrêtai et attendis qu’il m’apprît qui il était, mais il ne paraissait pas s’apercevoir que je ne me rappelais pas son visage. Tout de suite il me demanda comment allaient mes parents. Quand je lui appris qu’ils étaient partis pour le midi de la France, il eut une mine si surprise et si inquiète que je craignis tout à coup d’avoir dévoilé l’adresse de mon père. Au même moment, je me souvins du déjeuner qu’il fit chez nous et je le revis parlant à mes parents. Était-il leur ami ? Je l’ignorais. C’est une faiblesse des enfants de ne pouvoir évaluer le degré d’amitié qu’ont leurs parents […]