Parc Bertrand, vers le milieu du 21e siècle – Une manifestation de rue chrétienne, nudiste et avinée
Dans une Genève future et sans voitures, le Web-gourou chrétien Georges de Gy lance, depuis le parc Bertrand, une offensive contre Geronimo Jules, grand homme mort 25 ans plus tôt dans une baignoire…
Le livre_ Un exemple à suivre, de Guillaume Rihs, Paris, Kero, 2017
«Le grand homme dont Genève s’apprête à fêter le quart de siècle de la disparition est Geronimo Jules, un homme politique et un philosophe, à moins que ce ne soit l’inverse, qui a fait de la ville un parc géant, transformant les quartiers en zones vertes sans voitures. Il est aussi celui qui a fait voter l’interdiction des cloches d’église, au nom d’une laïcité stricte. Il aurait voulu aussi cacher les sans-abri dans les caves mais son initiative «Halte à la misère» avait échoué. (…)
Mais ce joyeux ordonnancement est menacé par le terrible Georges de Gy dont la soif de vengeance n’a d’égal que son succès sur les réseaux sociaux. Hargneux rival politique de feu Geronimo Jules, le pétulant octogénaire a juré d’empêcher le Quart de siècle d’avoir lieu. Avec son amant, il rassemble les foules en quelques clics, envoûte les jeunes de vingt ans par sa foi chrétienne démonstrative et danse en roi de la fête lors d’immenses cortèges.» (Lisbeth Koutchoumoff, «Le comique des commémorations», Le Temps, 22.04.2017) =>Le journal Le Temps dans l’offre PressReader des BM.
=> Le livre dans le catalogue des Bibliothèques municipales
L’extrait choisi_
«Au milieu du parc Bertrand, un paysan avait dressé un enclos et y élevait un troupeau qui faisait une viande locale. Si cela ne vous attristait pas trop, vous pouviez vous réserver une côte, une joue, une queue ; c’était traçable et ça avait du succès. Vous pouviez aussi louer une bête pour la journée, pour les enfants, pour faire un tour. Ce sont des animaux placides. Georges de Gy en avait choisi quatre, et de solidement charpentés.
Georges de Gy, qui aime avoir les choses en main, traquait son bétail lui-même au milieu du parc Bertrand. Le paysan, leur propriétaire, l’accompagnait du regard et fumait près d’un pin. Réunir quatre bœufs et les atteler n’est pas une mince initiative ; Georges de Gy clopinait, un fouet à la main, les manches d’une chemise délicate relevées et les chaussures pas appropriées du tout. Son inexpérience et son âge avancé sautaient aux yeux de tous les promeneurs qui passaient par ici. Après l’avoir laissé se démener quelque temps, le paysan finalement s’en mêla et, d’un geste sûr, il réunit les animaux sous de magnifiques carcans anciens. Il les flanqua de quelques complices. Le paysan, payé, s’y intéressa à peine. Il dit vous serez patients, hein, vous ne les brusquerez pas, et il prit congé.
Arriva Gomes d’un pas souple, rasé de frais et habillé de lin clair, on aurait dit un colon, avec, auprès de lui, quelques amis de son âge et des garçons et des jeunes filles plus jeunes, une trentaine en tout très excités, riant, blaguant ; une fière bande. Apercevant cette communauté fidèle, Georges de Gy éprouva une bouffée d’orgueil. Un seul mot sur une vidéo et paf, ils rappliquent ! Avant de se mettre en route, il assit son monde autour de lui et, pour se chauffer la voix, il proposa quelques improvisations, plaisanteries, chansons, dont cet air de sa composition : « Oh j’entends ton cul qui claque, mon capitaine » , puis il rappela les tenants et les aboutissants de tout ce carnaval :
— Nos autorités célèbrent la médiocrité, qu’à cela ne tienne ! Nous célébrerons nos valeurs à nous, nous, la joie, nous ! Nous ne sommes pas des bœufs, nous ! Des êtres humains, nous ! Et nous allons leur montrer ce qu’être humain signifie ! Gomes, fais passer les liqueurs ! Plusieurs bouteilles circulèrent. On continua de chanter : « Quels sont les ordres mon capitaine ? » Et c’est un festival en plein air qui s’improvisait déjà. Déjà, des promeneurs se joignaient aux premiers arrivés, trouvant que c’était sympathique, mais qui êtes-vous exactement ? Jusqu’au moment de se mettre en route.
— On y va, allez, dit Georges de Gy, qui sait ébranler une troupe.
Les quelque quarante qu’on dénombrait maintenant, moins quelques-uns à pied pour guider l’attelage, grimpèrent sur le char. Deux trônes dominaient à l’arrière ainsi qu’une demi-douzaine d’enceintes alimentées d’un générateur. On fit retentir une musique électrique. Le cortège s’ébranla à pas bovins, on pouvait monter et descendre du char en route sans difficulté. On y distribuait des alcools, on y fumait de l’herbe, on y riait et on s’y tenait bras dessus bras dessous vers un après-midi heureux. Ils traversèrent le parc plein d’envies et sans scrupules, et derrière eux les cadavres de bouteilles dérivaient comme des naufragés.»